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2001: L’odyssée de l’espace (1968) – Revue par Jacques Goimard [Fiction]

D’avance, nous savions que ce serait un événement. Parce que les dix millions de dollars dépensés garantissaient la qualité du spectacle et nous promettaient ce récital d’effets spéciaux, cette fête de l’imaginaire, ce plongeon dans l’inconnu dont le cinéma de SF nous frustre régulièrement.

Revue des films: 2001: L’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick

par Jacques Goimard

D’avance, nous savions que ce serait un événement. Parce que les dix millions de dollars dépensés garantissaient la qualité du spectacle et nous promettaient ce récital d’effets spéciaux, cette fête de l’imaginaire, ce plongeon dans l’inconnu dont le cinéma de SF nous frustre régulièrement. Parce que l’auteur était Stanley Kubrick dont nous ne sommes pas près d’oublier l’éblouissant Dr Folamour. Enfin (et peut-être surtout) parce que, pour la première fois, un réalisateur faisait appel, en la personne d’Arthur C. Clarke à un des grands de la SF écrite. Je ne compte pas Bradbury qui abandonna Le météore de la nuit en plein tournage et partit en claquant la porte. On ne dira jamais assez de quels trésors le cinéma s’est privé pendant des dizaines d’années en ignorant ou en ridiculisant la SF. Les lecteurs de Fiction me comprendront.

Et voici que l’événement s’est produit. Dire quels instants de complète jouissance l’amateur peut éprouver en voyant ce film est une tâche trop lourde pour moi: 2001 est au-delà des mots. C’est un grand festival, un de ces moments dont on sait en les vivant qu’on s’en souviendra plus tard et qu’on en tirera une gamme inépuisable de joies et de mélancolies.

Pourtant les délices attendus ne nous ont pas empêchés d’être plongés dans le désarroi et la panique. O stupeur! Le film était si obscur que même les aficionados vieillis de la SF ne savaient plus à quel saint se vouer. Vous auriez vu la tête de Dorémieux, de Demuth et de Curval! D’ailleurs vous avez peut-être fait la même, ou vous vous y préparez. Seul Tavernier baignait dans la satisfaction. Mais c’est parce qu’il était content de ne pas comprendre. Cette grâce a été refusée à votre serviteur: il est malheureux comme les pierres tant que les brouillards ne sont pas débrouillés, les mystères démystés, les paradoxes orthodoxés. J’ai passé toute la journée suivante à lire le roman de Clarke, adjuvant d’ailleurs dangereux puisqu’il est tiré d’un premier état du scénario (établi en commun par Clarke et Kubrick) et que la version finale du film le contredit sur un assez grand nombre de points. Puis je suis retourné à l’Empire compléter le sandwich par une deuxième tranche de film. J’ai fait les cent pas dans ma tour, je me suis retourné dans mon lit, je me suis opprimé la cervelle avec la fureur d’un mitron vindicatif s’acharnant sur une pauvre petite fournée de pâte sans défense. J’ai donné ou reçu un nombre inhabituel de coups de téléphone où les hypothèses les plus mirobolantes se donnaient libre cours. Enfin, trois jours après, les brumes ont commencé à se dissiper. Maintenant j’ai l’impression d’avoir à peu près encoconné tout le film et de n’avoir plus que quelques fils à sécréter. Il est évidemment possible – et même probable – que je me trompe; mais ne me privez pas de mes petits plaisirs; par pitié, ne le dites pas.

Je sais qu’en vous proposant une interprétation de 2001, je suis par avance désavoué par Kubrick qui, dans une interview accordée à Playboy, déclare que son film est une expérience non-verbale et ajoute: “Vous êtes libres de spéculer à votre gré sur la signification philosophique et allégorique du film, mais je ne veux pas établir une carte routière verbale pour 2001 que tout spectateur se sentirait obligé de suivre sous peine de passer à côté de l’essentiel.” Cette grille qu’il refuse à l’interviewer, il l’a pareillement refusée au spectateur: le code choisi pour transmettre le message est non-verbal en grand partie (moins de quarante minutes de dialogues sur deux heures vingt de film – et des dialogues souvent insignifiants!), ce qui ne veut tout de même pas dire que le message proprement dit soit indicible, inexprimable en mots. La preuve, c’est que Clarke en a fait un roman. En réalité, le message a bien été verbal au niveau du scénario; Kubrick a pu le modifier en le mettant en images, mais sans le faire disparaître ou le rendre à tout jamais indéchiffrable. Son goût de l’obscurité n’a rien à voir avec le goût de l’ambiguïté et le goût du non-sens si répandu chez d’autres auteurs; d’ailleurs c’est un joueur d’échecs, et on n’a jamais vu de joueur d’échecs avoir des goûts pareils.

En fait, il explique lui-même le choix de l’obscurité (car c’est un choix délibéré) par le désir de rendre son film plus efficace: “J’ai essayé de créer une expérience visuelle, qui contourne l’entendement et ses constructions verbales, pour pénétrer directement le subconscient avec son contenu émotionnel et philosophique… J’ai voulu que le film soit une expérience intensément subjective qui atteigne le spectateur à un niveau profond de conscience, juste comme la musique.” C’est moi qui souligne le mot philosophique; il me semble que l’auteur y montre le bout de l’oreille: ce qu’il essaye de faire pénétrer en tapinois, c’est bel et bien un raisonnement.

Cela dit, le critique a-t-il le droit de dévoiler le pot aux roses? Je crois que oui et je ne suis pas le seul: en commettant ce crime, je vais me faire le bras séculier, proh pudor! d’une bonne partie de la rédaction. D’abord un raisonnement n’est pas un suspense: en l’expliquant, on ne ruine aucun effet dramatique, on se borne à solliciter l’entendement du spectateur là où Kubrick voulait le laisser en veilleuse. D’autre part les lecteurs de Fiction ne sont pas les spectateurs moyens que vise Kubrick: si celui-ci a jugé que son message risquait de faire peur (je reviendrai sur ce point), il n’a pas dû penser aux amateurs de SF, qui en ont vu d’autres. Enfin, le goût de l’extrapolation et de la conjecture, qui est au centre de la SF, s’accommode mal de l’inexplicable: Clarke lui-même l’a si bien senti qu’il s’est clairement expliqué dans le roman, où le lecteur trouvera tous les renseignements nécessaires (ce qui, entre autres avantages, le dispensera de lire cet article), et qu’il s’est implicitement désolidarisé de cet aspect de l’entreprise par une boutade (“si quelqu’un comprend le film à la première vision, nous avons manqué notre but“). En avant donc, et que Dieu reconnaisse les siens s’il peut.

Le thème central de l’histoire est celui des Grands Galactiques. Les auteurs posent que la vie a dû se développer sur des milliards de planètes de la Galaxie. Parmi les espèces intelligentes ainsi créées, beaucoup sont sans doute largement antérieures à la nôtre (le Soleil est une étoile jeune), donc plus évoluées. Il n’y a pas de limite aux possibilités de l’évolution: communication télépathique avec tout l’univers, propulsion instantanée, maîtrise totale de l’énergie et de la matière, fusion de tous les individus en une conscience collective immortelle, tout est possible. Et dans un univers éternel et infini, il y a de fortes chances pour que de telles éventualités se réalisent un jour, peut-être même qu’elles soient réalisées. Kubrick, bien qu’athée (comme l’est d’ailleurs Clarke), note que si les hommes apprenaient l’existence d’entités aussi évoluées, elles leur apparaîtraient comme quasi divines. En tout cas, elles possèdent par définition les deux attributs de la divinité: l’omniscience et l’omnipotence. Et si elles venaient à s’intéresser à la Terre, ce serait forcément dans un esprit de bienveillance pour l’homme: une espèce qui aurait maîtrisé le problème du voyage interstellaire serait si puissante que nous ne représenterions pour elle aucune richesse méritant d’être prise, aucune menace méritant d’être conjurée; en outre, une espèce qui a réussi à ne pas se laisser entraîner au désastre en découvrant l’énergie atomique (et plus tard, peut-être, en faisant des découvertes beaucoup plus inquiétantes) a fait preuve d’un sang-froid et d’une maturité tels que nous n’aurions rien à redouter d’elle. Peut-être même, constatant l’existence d’une espèce intelligente dans ce coin perdu de l’univers, hâterait-elle sa maturation pour lui permettre un jour, après de multiples étapes, de la rejoindre dans cette conscience collective intégrée qui serait en somme le stade terminal de l’évolution. Peut-être a-t-elle déjà commencé. Sûrement même, s’il est vrai que l’univers est éternel et infini. La seule question est de savoir à quel point nous en sommes, et quelle aide nous avons reçu.

On a reconnu au passage nombre de thèmes familiers à Clarke: l’interrogation cosmique, la quête d’un dieu issu de la matière, le progrès de l’esprit, la gaminerie actuelle de l’espèce humaine, n’ont rien de surprenant pour les lecteurs des Enfants d’Icare et de La cité et les astres2001 est d’ailleurs tiré à l’origine d’une nouvelle de Clarke, La sentinelle, publiée dans un numéro assez récent de Planète. Le scénariste dans cette affaire n’est pas un simple instrument aux mains du réalisateur : il a été choisi sur titres, et a su se tailler un rôle à sa mesure.

Reste à savoir pourquoi Kubrick a renoncé à aborder le problème de front – ou du moins à l’aborder en paroles. Lui-même a une explication toute prête: les hommes ne sont pas prêts à recevoir un tel choc de plein fouet. Déjà les soucoupes volantes ont eu auprès d’eux un succès de curiosité, mais ne les ont nullement incités à réfléchir. En fait ils ont peur des découvertes qui les attendent peut-être dans l’espace: s’ils venaient à acquérir la certitude que d’autres ont déjà atteint la perfection d’un million d’années d’efforts, ils se démobiliseraient, perdraient toute finalité, verseraient dans ce qu’un psychanalyste a appelé “un sommeil sans rêves”. Sans doute les entités sont-elles au courant, ce qui les incite à ne pas se montrer. Autant faire comme elles.

A lui seul, ce raisonnement mérité la plus grande considération: il n’a pas fonction de simple prétexte, mais de justification à part entière; il oblige le spectateur à envisager le film non seulement en termes de beauté, mais encore en termes de vérité. Ce n’est pas si courant, même en science-fiction. Nous avons affaire à une véritable entreprise théologique – et de théologie athée, ce qui ne gâte rien.

Mais il y a mieux. Si de telles entités existent, elles sont proprement indescriptibles. Elles peuvent se soustraire à tous les moyens d’investigation humains. Elles ont des moyens d’action qui nous sont proprement incompréhensibles. Quant à leur façon d’agir et de penser, elle n’a sans doute pas le moindre rapport avec le nôtre. Bref, nous sommes dans une position telle que nous ne pouvons rien en dire. Faut-il choisir cette vacuité comme réceptacle de nos cauchemars et multiplier les bug-eyed monsters à l’instar des magazines de science-fiction des années trente? Il y a mieux à faire pour qui aime la rigueur: c’est de ne pas en parler du tout. Et voilà comment 2001 est devenu un film construit autour de personnages qu’on ne comprend pas et qu’on ne voit jamais!

Cependant la rigueur du raisonnement ne doit pas tout à fait nous fermer les yeux sur le reste. Kubrick est un homme et pas seulement un joueur d’échecs. Si le silence a une si grande part dans son film, c’est peut-être qu’il avait des raisons personnelles de ne pas parler. J’ai même une ou deux hypothèses à formuler à cet égard. Pour tout dire, Kubrick se rattache à la grande famille des cinéastes viennois. Il est né dans le Bronx, mais d’une famille de juifs autrichiens émigrés de fraîche date. Son père était médecin: les connaisseurs apprécieront; y avait-il au temps de François-Joseph une profession plus recherchée des juifs viennois? Qu’il ait été imbibé de civilisation viennoise dès l’enfance, c’est ce que prouvent nombre de ses films, à commencer par Lolita. Il est vrai que les différentes caractéristiques de cette civilisation, telle que nous allons l’évoquer, ne sont en aucune façon spécifique du milieu viennois; mais leur mélange, leur dosage, lui, est spécifique. On reconnaît les cinéastes viennois au premier coup d’œil: Stroheim, Sternberg, Fritz Lang, Preminger, d’autres seigneurs de moindre envergure, sont de purs produits de la culture viennoise. Leurs films ne portent aucun tampon officiel faisant office de certificat d’origine; c’est une question de style et d’ambiance. Ambiance parfaitement définissable, mais si prenante qu’on la retrouve même chez les metteurs en scène américains fils d’immigrants viennois, comme le Fleischer de La fille sur la balançoire et de Barabbas. Kubrick est dans le même cas. Il n’est pas viennois stricto sensu et sans doute ne se considère pas comme tel. Mais il a le virus.

La civilisation viennoise est une civilisation du silence ou du moins une civilisation de l’inexprimé. La seule matière digne de l’artiste est celle qui n’est pas traduisible en mots : images nées de l’inconscient, défiant toute construction mentale, ou musiques dont le charme ne se laisse enfermer dans aucune interprétation. Ce n’est pas un hasard que les deux grand Viennois sont Mozart et Freud.

2001 est un film entièrement dominé par la présence de l’indicible. Non pas seulement à cause des bonnes raisons énoncées plus haut; mais aussi parce que, pour Kubrick, l’essentiel est forcément indicible. A elle seule, la première image exprime tout sans une parole. Elle représente la Terre dans l’espace. Derrière la Terre surgissent la Lune, puis le Soleil. La Terre disparaît en bas de l’écran. D’avance nous savons que la vie née sur la Terre est promise à un progrès incommensurable, mais qu’au cours de ce progrès l’homme devra abandonner tout ce qui le rattache au passé de son espèce : triomphe donc, mais en même temps défaite, puisque le triomphe n’est obtenu qu’au prix d’une décisive renonciation à soi. D’ailleurs, la victoire est-elle si décisive? De la Terre à la Lune, de la Lune au Soleil, le chemin du progrès apparaît composé d’une chaîne sans fin d’étapes dont chacune ne renvoie qu’à la suivante. Le bond absolu, indéfini, est exclu. Ainsi, le vertige cosmique qui nous saisit d’emblée est-il lié à une angoisse d’autant plus grave qu’elle est associée à tout ce qui nous permet d’espérer. La suite ne fera que confirmer cette première impression.

2001 comporte trois intertitres comme les films muets (trois seulement : c’est dire son degré de mutisme!). Tous les trois sont d’une grande beauté dans leur coquetterie et leur mystère: “L’aube de l’humanité“, “Mission Jupiter – dix-huit mois plus tard“, “Jupiter et au-delà de l’infini“. Si nous admettons que les intertitres définissent trois parties dans le film, il faut admettre que l’aube de l’humanité prend fin avec cette mission spatiale vers Jupiter en l’an 2001 (l’astronef s’appelle d’ailleurs le Discovery). C’est une aube fort longue, puisque la première séquence se situe quatre millions d’années avant et donne ainsi au spectateur l’impression fausse qu’il a depuis longtemps dépassé ce stade. D’admirables vues fixes sur des paysages désertiques créent une ambiance initiale d’immobilité et de stérilité. Quelques ossements soulignent que tout ce qui vit dans un milieu pareil est promis à la mort (rappelons que Kubrick est fils de médecin : dans son Interview à Playboy, il a déclaré que “la mort est une maladie qui est susceptible d’être guérie comme toute autre maladie“). Les ancêtres de l’homme sont des anthropoïdes velus qui vivent dans la misère et l’insécurité. Leur agressivité, leur faiblesse, leurs grimaces, composent un tableau de l’humanité dans la ligne de Swift; rappelons que, s’il faut en croire les sous-titres, l’aube de l’humanité n’est pas encore terminée. Ces primates n’ont pas de langage; une bonne partie de la séquence se déroule d’ailleurs dans un silence à peu près complet.

Un matin, quand la tribu se réveille, une pierre levée est là. Elle est grande, noire et de forme parallélipipédique. Nous ne sommes pas censés savoir que les entités sont passées par là. La seule chose sûre, c’est qu’un solide de forme aussi particulière ne peut être “naturel”, au sens que nous attachons à ce terme. Il sert visiblement à quelque chose: peut-être à détecter, peut-être à agir. Nous savons aussi, grâce à l’admirable chœur de Gyorgy Ligeti qui par la suite accompagnera toujours l’apparition des monolithes, que la simplicité apparente de sa forme ne l’empêche pas de véhiculer d’innombrables messages, peut-être même toutes les voix de l’Univers. Tout de suite après l’aube se produit une conjonction orbitale entre la Lune et le Soleil, au zénith de la pierre; ce phénomène aussi sera associé à l’apparition des autres monolithes: si l’enfilade des astres nous suggère comme dans la première image les bonds successifs que nous devrons accomplir, il faut admettre que la pierre nous montre la direction à prendre. Enfin il apparaît bien vite que la présence de la pierre a changé quelque chose dans la tribu des hommes-singes: un de ses membres a l’idée toute nouvelle d’utiliser un os pour frapper le squelette d’un bœuf mourant sous ses coups; l’intelligence et l’imagination viennent de naître. Et tout cela dans un simple rectangle! Ici le tour de force de Kubrick n’est pas seulement d’avoir réussi à tout expliquer (de façon d’ailleurs fort imparfaite) sans une parole, mais surtout d’avoir chargé d’autant de significations une forme aussi vide qu’un rectangle.

Cette première séquence contient aussi d’étonnantes variations sur l’enthousiasme. Le singe tapant sur le squelette a exactement les gestes du chef d’orchestre, comme si les os étaient les instrumentistes assemblés autour de lui; sa respiration profonde, son hurlement silencieux, sont exactement ceux du musicien en transes. Le moment de cette grande victoire ne marque pas seulement la naissance de l’humanité, mais aussi celles de l’harmonie et de la joie; d’ailleurs il est accompagné par un thème tiré du Zarathoustra de Richard Strauss (Viennois lui aussi), thème déjà utilisé dans l’ouverture du film pour situer l’apparition du Soleil, et qui sera repris dans les toutes dernières images. Allons-nous assister à une ascension humaniste vers la surhumanité, comme le croient ceux pour qui Zarathoustra évoque Nietsche et non Richard Strauss, et qui oublient qu’aux yeux de son créateur ce thème évoquait la force élémentaire et le mystère impénétrable de la nature? La fin de la séquence répond déjà par la négative: l’enthousiasme humain, c’est à la fois l’agressivité dans frein (l’usage de l’os comme arme permet de se livrer à l’anthropophagie) et l’impression vague de se dépasser soi-même, de se projeter ou de projeter au-delà, comme ce premier homme qui jette son os vers le ciel.

Et tout de suite, sans transition, nous voici en 2001: l’os de l’image précédente est devenu un vaisseau spatial tout blanc : la différence n’est pas grande. L’homme est resté le même; mais la civilisation s’est développée, le confort s’est accru, l’harmonie a tout envahi. Le voyage dans l’espace est une fête pour l’homme d’aujourd’hui, comme le maniement de l’os pour son ancêtre, et fort logiquement cette fête se déroule aux sons du Beau Danube bleu (de Johann Strauss, troisième Viennois). Le tournoiement du satellite artificiel fait penser à la tour du Prater, centre de la fête viennoise, comme l’a remarqué Michel Ciment dans un remarquable article sur Kubrick (à paraître dans Positif). Cette figure du cercle (figure centrale de la valse) est d’ailleurs largement représentée dans le film: l’hôtesse de l’espace portant son panier-repas, plus tard le gymnaste parcourant la centrifugeuse, en sont autant d’exemples. Au sommet de la joie, il n’y a rien d’autre à faire qu’à tourner. Du coup, la griserie vous emporte et vous vous endormez: le professeur Floyd est assoupi dans son fauteuil et a laissé échapper son stylo; lui aussi est ramené à un état non-verbal, ses rêves ne s’expriment pas. S’il se réveille, tout son comportement n’exprime que des besoins élémentaires: manger, éliminer. Plus loin d’éminents savants n’hésiteront pas à mélanger la discussion et les sandwiches. A ce degré, c’est une véritable obsession de l’auteur : on ne saurait souligner plus nettement l’idée que l’homme, si on le juge à l’aube de l’univers, n’est qu’un enfant en proie à son subconscient et à ses instincts, et qu’il est loin d’être digne de sa vocation de conquérant de l’espace. L’apesanteur, la liberté totale, est dangereuse pour lui, et Kubrick s’amuse aux dépens de ce danseur sans grâce: l’hôtesse est charmante, mais suit bien mal la valse sur ses semelles adhésives; les instructions pour la ” zero gravity toilet ” sont illisibles pour le spectateur, mais on peut voir qu’elles sont longues, longues… Pourtant, quelle joie quand tout marche bien, quand les machines jouent avec la plus complète rigueur les ballets montés par les hommes! Le vaisseau spatial entrant tout droit dans le satellite (et d’ailleurs filmé dans l’axe par Kubrick) est loin de faire un pas de valse, mais l’orchestre n’en donne pas moins son maximum à ce moment précis; il est vrai qu’aux yeux d’un autre Viennois, répondant au nom de Sigmund Freud, cette image n’aurait pas seulement symbolisé le triomphe du machinisme. De là sans doute sa valeur d’allégresse.

Qu’une telle humanité ne soit pas préparer à rencontrer des formes de vie supérieures, c’est l’évidence. Quand on découvre le deuxième monolithe sur la Lune, les plus hautes sommités scientifiques décident que la nouvelle sera tenue secrète; le silence (toujours lui) protégera le public (et même les gens qui sont dans le secret) contre la tentation de réfléchir aux implications possibles du monolithe; même les deux pilotes de l’astronef envoyés sur Jupiter pour y chercher le terminus des messages émis par le deuxième monolithe sont tenus dans l’ignorance de leur mission réelle et s’imaginent, bien à tort, vivre une véritable “Odyssée de l’espace”. Il y a bien dans l’équipage des hommes qui ont été mis dans le secret, mais on les a mis en état d’hibernation par la même occasion, ce qui bien entendu entraîne de leur part un silence plus complet encore. Une fois de plus, l’humanité a jeté son os vers les étoiles et ne sait pas, ne veux pas savoir s’il retombera.

C’est ici qu’intervient Hal, l’ordinateur. La firme distributrice a axé sa publicité autour de lui, donnant ainsi l’impression fausse qu’il est la grande attraction du film; Kubrick et Clarke, dans leurs interviews, se sont prêtés ou ont donné l’impression de se prêter à cette mascarade (comme ils se sont livrés à tous les développements qu’on leur demandait sur les gadgets et les effets spéciaux du film). Du coup, certains éléments du public ont cru reconnaître au centre du film le problème des rapports entre l’homme et la machine et se sont raccrochés précipitamment à la bouée ainsi lancée : les ordinateurs géants seront-ils bons? Seront-ils méchants? Seront-ils humains? Ils n’ont pas réfléchi une seconde que la réponse à cette question littéraire et frivole va de soi pour tout homme de science digne de ce nom : bien entendu que les ordinateurs seront humains, puisque le cerveau humain est déjà un ordinateur! Frank et Dave, dans l’astronef, traitent Hal comme le sixième membre de l’équipage. Pourtant ils ne soupçonnent pas à quel point ils ont raison : Hal éprouve des émotions, il a un subconscient; il a dû percevoir sa mise en route comme une sorte de naissance, l’auteur de son réglage comme une sorte de père; il n’a pas oublié son nom  (” J’ai été réglé par Mr. Langley… “) ni la petite chanson qu’il lui a apprise. Kubrick s’explique clairement à ce sujet dans une interview publiée par Le Nouvel Observateur:  “Une machine surintelligente comme Hal est effectivement l’enfant de l’homme, un enfant supérieur, et les relations avec ces machines seront très complexes… L’homme sera encore très utile à la machine, puisque c’est lui qui devra en prendre soin.” Hal est donc aussi vulnérable que les pilotes, plus même, puisuq’il est plus jeune, l’on n’a pas craint d’introduire dans sa programmation tout ce qu’on sait, tout ce qu’on suppose des monolithes. Fatale erreur : les raisons pour lesquelles on avait maintenu les pilotes en dehors du secret valent a fortiori pour Hal, qui est encore plus infantile qu’eux, et il perd la tête exactement comme on avait prévu qu’ils la perdraient: il a peur, il ne veut pas aller sur Jupiter et affronter cette mystérieuse entité paternelle qui doit s’y trouver; il commet des erreurs, des actes manqués, et pour finir des crimes. Cette parcelle de savoir introduite dans ses circuits engendre donc une tuerie; quatre cosmonautes meurent, Hal est déconnecté. Voilà faite, une fois de plus, a contrario, l’apologie du silence! Il est vrai que le massacre a rétabli l’équilibre nécessaire: Dave est le seul survivant, ses relations avec autrui ne risquent plus de le traumatiser en dehors de cette quintessence d’autrui qui l’attend peut-être; d’ailleurs ce qu’il a appris ne l’avance guère et sa solitude le rend plus vulnérable. Plus que jamais, il est réduit au silence.

A son arrivée sur Jupiter, il trouve évidemment un troisième monolithe, et les événements se précipitent. C’est cette ultime séquence, très rapide, qui provoque le plus de controverses. Ecoutons Kubrick lui-même:  “Le cosmonaute est jeté dans un champ de forces qui l’entraîne dans une autre dimension spatio-temporelle à un autre endroit de la galaxie. Il y tombe entre les mains des entités. Elles ont créé de toutes pièces l’appartement Louis XVI où il se retrouve – ou plutôt elles l’ont recréé à partir de ses souvenirs et de ses rêves. C’est, si vous voulez, une sorte de zoo humain. Il s’y sent à son aise. Pendant ce temps, les entités peuvent l’étudier à loisir. Sa vie se passe dans cet appartement et cela ne lui semble durer qu’un instant. Il se peut qu’il y passe toute sa vie normalement, ou encore qu’elle soit réduite à quelques minutes. Il meurt et renaît sous une forme supérieure. Il revient sur Terre comme ange ou comme surhomme, ou du moins transfiguré.”

Le plus remarquable dans cette histoire, c’est qu’elle ne rend pas la fin du film moins mystérieuse. Trois ruptures de ton successives balayent tout ce qui avait fait auparavant l’ambiance du film : la lenteur, la solitude, l’intimité avec l’espace. Il y a d’abord le voyage “au-delà de l’infini”, la fuite axiale vers le fond de l’écran, les visions psychédéliques qui se succèdent à une allure vertigineuse; puis le décor inattendu du bel appartement XVIIé siècle où le cosmonaute n’est plus qu’un vieillard aux gestes lents attendant la mort en solitaire; enfin l’ultime métamorphose en embryon pensif, gainé dans une sorte de plasma translucide qui le fait ressembler à une planète et protège son voyage de retour vers la Terre. Où trouver dans tout cela le fil d’Ariane?

La clé du problème est évidemment l’attitude des entités et leurs mobiles non révélés. Si elles ont installé le cosmonaute dans un “zoo humain”, c’est pour l’observer, pour noter les conséquences lointaines de la modification introduite jadis dans l’évolution de l’homme, pour juger du succès ou de l’échec de leur expérience. Or, y a-t-il succès ou échec? Succès en apparence, bien sûr: l’homme a accompli des progrès techniques importants. Mais s’est-il vraiment transformé lui-même depuis la ganse belliqueuse du premier homme-singe? L’agressivité du héros de l’histoire, sa profonde solitude, son absence d’enfance sont nettement un échec spirituel : dans sa lutte contre Hal, c’était Hal qui avait l’air d’être le véritable être humain. Kubrick, dans son interview au Nouvel Observateur, fait mine de limiter la portée de ce caractère, insiste sur sa valeur de cas particulier: “Bien sûr, dans le film, les cosmonautes semblent peu sensibles, mais des hommes se comporteraient vraiment de cette façon dans des cas analogues. On ne choisit pas des gens hypersensibles pour aller sur Jupiter!” Mais lorsqu’on voit Dave aux commandes de sa capsule, le visage bariolé par les reflets de ses cadrans, sérieux comme un indien sur le sentier de la guerre, il est difficile de ne pas penser aux armes atomiques, à tout ce jeu absurde et destructeur que les hommes viennent d’engager depuis un quart de siècle et qui ne leur permet plus de rester tels qu’ils étaient sous peine de se détruire à bref délai – et nous savons que les auteurs y ont pensé: comme Dr Folamour, le livre se termine sur le naufrage de l’humanité. Malgré certaines apparences, le film est plus optimiste : Pour Kubrick, les entités ont réfléchi au drame de leur hôte et ont essayé de trouver pour lui une porte de sortie. Elles l’ont accueilli dans un appartement luxueux et non dans la banale chambre d’hôtel que décrit Clarke: il est vrai que, pour Clarke, elles s’appuient sur de simples informations télévisées, alors que dans le film elles fouillent directement dans le subconscient du cosmonaute. Ces décors anciens n’expriment pas seulement un idéal, un genre de vie où ont été réunies toutes les conditions du bonheur, mais peut-être un souvenir d’enfance: sans doute les parents de Kubrick, en vrais Viennois, s’étaient-ils entourés d’un mobilier XVIIIé siècle. Dans ce lieu essentiellement accueillant et protégé, les inquiétudes superficielles, les agitations, les crispations se dissipent; mais une inquiétude plus profonde surgit au grand jour: à chaque instant qui passe, le cosmonaute imagine et anticipe l’instant suivant; il se voit vieillir, décliner, mourir. A l’instant suprême, il tendra la main vers un quatrième monolithe plus ou moins rêvé, comme dans un ultime appel au secours. Pour guérir sa peur, il n’y a qu’un seul moyen possible: lui offrir l’immortalité. Dans leur générosité, les entités se décident et offrent au cosmonaute un cadeau supplémentaire et véritablement royal : une seconde naissance. Le repos et la détente offerts avec l’appartement, véritable équivalent psychique d’une clinique, n’ont pas suffi; il a fallu opérer, transformer profondément une condition humaine que ceux qui y sont soumis ne peuvent supporter. Et le thème de Zarathoustra s’élève de nouveau, pour magnifier les possibilités nouvelles ainsi offertes à l’homme dans un geste de pitié: désormais les risques de catastrophe atomique reculent à grands pas, si le nouveau Dave arrive à temps.

Est-ce tout? Je ne crois pas; la figure du cercle en particulier a d’autres implications. Dès la première séquence, les hommes-singes se blottissaient non dans une caverne mais dans une cavité circulaire, et l’épouvante naissait d’y découvrir une sorte de pierre dressée. Le deuxième monolithe est lui aussi au fond d’un trou étayé par des contreforts, éclairé par des projecteurs, comme une vedette de cinéma en plein milieu du plateau au cours du tournage. Dans les deux cas, les hommes tiennent à leur trou et ne voient pas sans inquiétude le monolithe s’y glisser. Plus tard la centrifugeuse de l’astronef est aussi un trou circulaire où les hibernants dorment dans leur sarcophage et où l’unique fonction apparente de la télévision est de porter au cosmonaute étendu la présence bienveillante de ses parents. Lors de l’ultime apparition du monolithe, le cosmonaute mourra – puis renaîtra sous forme de cocon et dérivera lentement vers sa planète-mère, la Terre. Il n’est pas nécessaire d’être un bien grand clerc pour voir dans 2001 un vaste opéra psychanalytique, peut-être même une construction consciente, si Kubrick est aussi passionné de psychanalyse que la moyenne de ses compatriotes. Les monolithes ne sont pas seulement des symboles de Dieu mais aussi des symboles du père (cela va ensemble): de ce père détesté que tout Œdipe enfant rêve d’assassiner, mais également d’égaler en devenant père et Dieu lui-même. Kubrick insiste sur le fait que la Terre n’est que le berceau de l’humanité et que son film décrit la petite enfance des hommes. Que le premier monolithe ait fait surgir l’humanité dans un trou circulaire, c’est dans l’ordre des choses: il y a là un symbole cohérent de la fécondation et de la naissance. Que le second monolithe incite l’homme à s’embarquer vers les étoiles sur un navire plus phallique encore que le monolithe lui-même (et d’une longueur encore multipliée par son défilé mégalomane devant la première image), ce n’est pas moins normal: le complexe d’Œdipe s’installe, la rivalité avec le père commence. Mais le troisième monolithe est une porte dans l’espace, le cosmonaute le perce et le franchit; après quoi il est entraîné à toute vitesse dans un ciel de cauchemar: le meurtre symbolique du père a eu lieu, l’adolescent écrasé de remords ne peut pas supporter le poids de sa culpabilité et prend la fuite. Au bout de la régression, il retrouve la vieille chambre de ses parents, s’installe dans le grand lit à deux places. Le père n’est pas là, mais son ombre noire ne tarde pas à se dresser, raide comme la justice, pour confondre à sa place et jouer à son propre rôle. Pour le héros de l’histoire, c’est la mort: il a désiré sa mère, et son père s’est vengé et l’a tué. Après quoi il n’y a plus place que pour le stade terminal de la régression: le sein maternel – le lieu d’après la mort et d’avant la naissance. Le voyage au bout de l’espace n’était qu’une expédition au fond de soi-même.

Fiction n°179, novembre 1968

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